Livre Soixante kilos de soleil Hallgrímur Helgason

Livre Soixante kilos de soleil Hallgrímur Helgason ou la saga islandaise de Gestur. Entre la précision d’un Dickens des neiges et la poésie des chants populaires, le roman nous emporte comme une église dans une tempête arctique.

La NASA entraine ses astronautes notamment en Islande là où les paysages ressemblent à ceux de Mars. C’est sur cette planète de volcans, ce continent de neige et de glace que Hallgrímur Helgason nous entraîne. Et nous enchaîne par un récit qui puise dans le quotidien le plus sordide des paysans-pêcheurs du XIXe siècle. Lire soixante kilos de soleil c’est lire du Dickens glacé que transcendent la poésie des rimur et le vent magique des sagas.

Tout débute avec Eilìfur -l’Éternel- partant une veille de Noël acheter un sac de farine à un marchand qui lui troque contre 99 truites. Astronomique. Comme l’arnaque des commerçants et des propriétaires terriens qui tiennent les Islandais en servage. Astronomique aussi comme la tempête de neige qui se déchaine. Eilìfur échappe aux éléments mais pas sa fermette. Ni surtout sa femme et sa fille. Seul survit Gestur, son fils. Gestur -l’hôte- va passer de père en père, de l’opulence des lambris du marchand qui le recueille jusqu’à la ferme en tourbe du menuisier Lási. Nom : « éboulis du bout ». Localisation : tout au fond du déjà très reculé Segulfjördur, un fjörd de la côte nord, au cœur de l’Arctique.

Gestur observe indirectement les siècles. Depuis l’arrivée vers 870 de Scandinaves qui fuyaient Harald à la Belle Chevelure à une « remontada » de la Norvège à la veille du XXe siècle. Des retrouvailles entre cousins très éloignés tant par les mentalités que par le niveau développement.

Dickens glacé et enchanté

Soixante kilos de soleil plonge dans un quotidien glauque que nimbe toujours le merveilleux. Il y a une femme aux incisives de génisse, une ogresse aux boutons purulents qui se penche sur des fleurs. Des filles à la beauté d’elfes dans des fermes-étables aux odeurs méphitiques. Il y a aussi la puanteur des harengs qu’écrêtent les paysannes et Suzanna, la « princesse » du fjord. Gestur, l’orphelin violé sur les navires français qui voit au-delà du présent. Mais encore une nature rasée aux pâturages avares, aux froids intenses, aux irruptions volcaniques ardentes et aux tempêtes terribles. Des ouragans qui emportent les églises et les coulent dans une mer déchainée. Mais aussi une nature qui donne des soleils aux rouges qui pèsent des kilos, qui illuminent comme des miracles. Un miracle à l’image d’un iceberg qui fond inopinément alors qu’il opposait aux saisons une résistance de montagne.

La poésie et les chants populaires

Le roman plonge dans l’histoire et le quotidien mais aussi dans la culture populaire. Cette passion Lási, le menuisier l’incarne comme Árni le pasteur et sa femme Vidgís. Lási de régale de vers. Il en écrit et en lit. Surtout les rimur de Pointe froide tout en paillardise. Ce qui réveille d’ailleurs sa chandelle personnelle et le mène à une « romance » de cour de ferme. Résultat : un enfant, un bâtard rejeté par tous. Sauf par Gestur, l’orphelin du siècle. L’occasion de rappeler le statut très peu enviable des femmes.

Àrni et Vidgís préfèrent les chants populaires. Une ethnomusicologie dont ils partagent les résultats lors de récitals dans le salon cossu du presbytère.

Dans les deux cas une manière d’émerveiller le rude et le maussade. Mais aussi d’insuffler l’aventure, de renouer avec l’esprit de sagas.

La géographie produit les rimur. Une culture populaire qui distingue les Islandais des Norvégiens restés en Norvège depuis près d’un millénaire. Mais pas seulement.

Car pour les Islandais de Hallgrímur Helgason, les Norvégiens oscillent « entre profonde piété, sens de l’économie et mesquinerie, et d’autre part beuveries endiablées, ponctuées de jurons, qui se terminaient souvent en bagarres sanglantes. Soit le Norvégien était assis comme un ange, aux cheveux soigneusement coiffés sur un banc de l’église, soit il était debout, ivre, raide, comme une saillie, à gueuler en pleine nuit aux fenêtres en exigeant qu’on lui offre sur-le-champ un moment de débauche ».

À nuancer car l’Aquavit se boit sec et abondamment, chez les pasteurs comme le chef de canton.

Le génie d’un peuple : optimisme arctique

Hallgrímur Helgason dessine les contours du génie du peuple islandais. Un mode unique d’être au monde proche des thèses de Lévi-Strauss : la capacité d’adaptation aux milieux les plus hostiles. L’auteur y distille son irrésistible sens de la dérision.

« Ici, on ne pouvait se fier à rien, et il fallait s’attendre à tout. La nation avait donc développé une forme magistrale de patience et d’endurance qu’elle avait couronnées de formules embrumées et bougonnes qu’elle utilisait dans l’accablement du quotidien, des mots qui signifient à la fois tout et rien « eh bien » ou « voilà » (…) et cela caractérisait toute la vie de la nation. On ne se projetait jamais plus loin que le soir même, aucune décision n’était définitive, aucune conversation ne débouchait sur une conclusion (…)

Il y avait cependant à tout cela un avantage : ici, personne ne commençait sa journée en se disant que sa vie serait ainsi pour le restant de ses jours et qu’il était coincé dans sa misérable ferme en tourbe jusqu’à ce que mort s’en suive. Au pays de l’imprévisible, on pouvait aussi s’attendre à d’heureux évènements. Dans leur combat quotidien, les gens avaient l’espoir chevillé aux merveilles dont pouvait abonder ce pays de contrastes et d’extrêmes (…) Une baleine échouée ! Une source chaude ! Un naufrage prometteur ! (…) Chaque habitant de ce pays était convaincu que, à tout moment, peut-être demain, sa terre pouvait s’ouvrir, et que, de ses flammes, sortirait un palais de contes de fées rutilant (…). Une terre capable d’exterminer toute votre famille d’un seul coup était également susceptible de vous soulever pour vous installer sur un trône ».

Soixante kilos de soleil Hallgrímur Helgason p 336-337-338

Le progrès et le merveilleux

La prouesse de Hallgrímur Helgason : le décalage constant. Dans le plus glauque comme dans le plus féérique. Il présente ainsi l’installation d’un comptoir de salage des harengs comme un conte de fées. Avec un prince charmant d’une blondeur irréelle qui arrive sur un harenguier et une princesse qui va causer un meurtre. Certes avec les harengs les habitants du fjörd échappent à l’emprise des marchands et les femmes amorcent un frémissement d’indépendance financière. Une sorte d’intrusion du merveilleux. Mais cet acquis est vite tempéré par l’auteur qui évoque l' »esclavage » du capitalisme, les revers du progrès et de ses espérances.

Soixante kilos de soleil est un régal. Il se déguste avec la gourmandise que génère une langue enchantée. Il s’avale avec la faim que procurent les grands récits.

INFOS

Screenshot Wikipedia

Soixante kilos de soleil

Hallgrímur Helgason

Éditions Gallimard

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