Expo Les nuages de Laurent Grasso font vibrer l’abbaye de Jumièges
Expo Les nuages de Laurent Grasso font vibrer l’abbaye de Jumièges. L’artiste investit le Stonehenge normand, échoue nuages noirs ou feu sous la nef sans toit, accroche flammes et regards en néons sur les pierres millénaires. Des vidéos, tableaux, installations peuplent le logis de l’abbatiale à côté de gargouilles et de gisants. Résultat : un mélange de rétrospective et de dystopie arty-vibratoire.
Cap sur l’abbaye de Jumièges la plus belle ruine de France, le « Stonehenge français » selon la formule de Philippe Patel. Le directeur de Normandie impressionniste invite Laurent Grasso à en investir la nef, le logis abbatial et certains murs, ceux du cloitre et des celliers. « Laurent Grasso regarde ici le millénaire » poursuit l’équipe du festival. Mais quel rapport avec les 150 ans de l’impressionnisme ? « Laurent Grasso travaille sur la matérialité du temps. Monet avait aussi un rapport personnel au temps à travers les séries. Il a regardé pendant 30 ans les nymphéas pour matérialiser le temps ». Dont acte !
L’empreinte du temps
À l’abbaye de Jumièges l’art contemporain se frotte donc une nouvelle fois au patrimoine. Mais ici dans une rencontre entre énergies, dans un vibrato.
La ruine immense qui s’étend sur un parc de 15 hectares respire la résistance et la désolation. Sa puissance évocatrice est bien réelle. Fondée en 654 par saint Philibert, elle est dévastée par les Vikings en 841 avant de subir la rage de l’histoire : guerre de Cent ans, raids huguenots, Révolution française.
Des tours de près de 50 mètres de haut, blanches comme des os, témoignent de la splendeur passée des moines bénédictins comme des déchaînements de violence. L’architecture déchiquetée inspire aussi les Romantiques qui donnent une seconde vie et une nouvelle renommée au lieu. Victor Hugo y vient en «pèlerinage ».
À l’entrée de la nef de l’abbatiale on distingue des blocs feu. Leur couleur contraste avec la blancheur des tours et, posés sur le sol, ils semblent relever du tellurique plutôt que de l’aérien. Explication : une référence au ciel qui s’effondre. Ces blocs sont en l’occurrence les célèbres nuages de Laurent Grasso, ici en cuivre avec une face polie qui joue les miroirs et une face modelée. Philippe Patel voit un autre lien entre l’impressionnisme et le monde atmosphérique de l’artiste : les infinies variétés de nuages de Boudin ou encore les recherches de Monet sur les effets de ciel et de nuage.
De son côté Laurent Grasso parle de « comprendre les enjeux de la visibilité ». Car certes « nous ne sommes ni à une Biennale ni dans une capitale mais il y a ici un courant, un rayonnement. Il s’agit alors de capter la couche invisible de l’endroit plutôt que son aspect patrimonial ».
Clouds Theory entre rétrospective et dystopie vibratoire
L’artiste travaille sur les états modifiés de conscience pour faire surgir l’invisible ou du moins le faire ressentir. Lui proposer d’exposer ici dans le cadre de l’abbaye relevait indéniablement de la bénédiction.
Comme l’a été l’exploration du Mont Sainte-Odile (Alsace). En 2023 Laurent Grasso livre Anima aux Collège des Bernardins. L’œuvre croise la mythologie et la science. Le Mont Sainte-Odile, zone qui serait traversée par de puissants courants « cosmo-telluriques », est à la fois un lieu de pèlerinage et une zone d’étude pour les géobiologues. « Ici à travers l’interprétation d’objets de culte je fais référence aux cérémonies néo-païennes » précise l’artiste.
Travailler sur les EMC, il le fait à travers différents mediums où le nuage est un motif récurrent. A la fois magnétique et menaçant.
Le film OttO survole les sites sacrés des Aborigènes de Yuendumu en Australie. Objectif : mesurer la nature et la « force » d’un lieu. Une « vibration » peut-être qui sera captée, expliquée plus tard par la science. Peut-être.
Les nuages de cuivre posés sur le sol de la nef invitent, attirent, reflètent. Le vie qui se pose et éclate au milieu des ruines. La vie qui affronte aussi le feu de l’histoire. Tandis que plus loin on croise un nuage sinon mort du moins funeste. Le nuage noir appartient en fait à l’exposition Projection.
Nuages : la nature au delà de l’anthropocène
Dans le logis de l’abbatial, des variations autour du motif du nuage. Un festival aux allures de rétrospective. On y retrouve le magnétique et dévorant nuage de Projection qui envahie la rue avant de submerger la caméra. Puis la ville. Perception dystopique peut-être. Travail sur la perception indéniablement.
À travers les nuages Laurent Grasso distille « des messages sensoriels qui parlent de l’actualité ». On y voit ainsi la magnifique vidéo Orchid Island toute en nuances de noir, gris et noir. Le nuage plat, géométrique, déverse une pluie drue au dessus de la mer, traverse la forêt, survole le site d’une décharge nucléaire. Nulle présence humaine, seulement des animaux dont des chèvres qui s’accrochent aux falaises. Ici l’actualité c’est la situation préoccupante de Taïwan convoitée par la Chine. Une situation qui s’ancre d’ailleurs plus dans l’histoire que dans l’actualité mais connait bien depuis quelques années une tension critique. Mais le nuage ovni évoque également une éventuelle catastrophe climatique, une menace sur le vivant, voire un monde post humain.
Nuages et nature idéalisée
Avec ses nuages Laurent Grasso questionne aussi la nature idéalisée. Les nuages au sol interrogent la peinture de paysage tandis que les tableaux plongent dans un exotisme aussi somptueux que troublant. La pluie qui depuis un tout petit œil-cumulus arrose un paysage de cavaliers ou un rectangle qui s’incruste dans une jungle installent un malaise. Une question en filigrane. Existe-t-il encore des lieux à l’abri de l’homme, du tourisme, de l’exotisation ? En quoi l’art et les explorations ont-ils modifiés notre rapport à la nature ?
« La nature est une création du 19e siècle. J’y ai réagi avec « Artificialis » qui est par ailleurs une exploration de l’ambigüité d’un monde où on ne reconnait plus ce qui est digital ou non ». Curieusement les trainées de rivières jaunes dans le paysage de roches noires évoquent les sinuosités des chemins des Nabis. Un floutage des repères. On pense notamment aux “Femmes à la source” de Paul Sérusier. Artificialis et la frontière poreuse entre réalité et virtualité interrogent encore l’invisible.
Vibrato dans la pierre
« Clouds Theory » évoque la géo-ingénierie et la théorie sur les nuages d’Hubert Damisch (le nuage comme lien entre le terrestre et le céleste). Le but est de créer un trouble de la perception comme ont pu le faire les impressionnistes.
Laurent Grasso travaille avec des compositeurs afin de favoriser les ECM. Notamment Grégoire Auger pour OttO et Warren Ellis pour Artificialis.
In fine l’artiste crée un vibrato dans la pierre. Celle du logis le l’abbatial où les films dialoguent avec les gargouilles et les gisants. Celle aussi des murs extérieurs. Là il le fait avec la lumière, le graphe et non avec le son. Ce qui donne des yeux (Panoptes), des dates et des flammes en néons. Les dates mettent en écho tragédies du passé et fantômes du futur. L’installation inscrit dans la pierre les invasions vikings, la peste comme les explosions qui ont donné le nuage radioactif de Tchernobyl et celui en cendres du volcan islandais d’Eyjafjallajökul. L’effet n’est vraiment visible que le soir, pour les spectacles. Mais la nuit n’est-elle pas propice aux floutage de la réalité, au fantastique ?
INFOS
Exposition Clouds Theory Laurent Grasso
Du 25 mai au 29 septembre 2024
24 Rue Guillaume le Conquérant 76480 Jumièges
Ouvert tous les jours de 9h30 à 18h30.
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