Ecce Rothko l’émotion en cubes et couleurs

Ecce Rothko l’émotion en cubes et couleurs .La Fondation Louis Vuitton expose l’art du maître de l’abstraction, créateur d’une esthétique aux masses colorées immédiatement reconnaissables. La scénographie suit un parcours chronologique ponctué de citations, de « corners » et de références à la musique et à la philosophie.

Première rétrospective en France consacrée au peintre américain Mark Rothko (1903-1970) depuis celle du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1999, l’exposition réunit près de 115 œuvres. Elles proviennent de la famille de l’artiste ainsi que des plus grandes collections institutionnelles, notamment de la National Gallery of Art de Washington, de la Tate de Londres et de la Phillips Collection de Washington.

On y voit les années 5O-70. Celles des toiles aux cubes et aux bandes gorgés de couleurs. Les plus connues du peintre. Les galeries 4 à 11 réunissent ainsi 70 œuvres « classiques ». Autour de ce cœur, un avant fait d’expressionnisme abstrait, de surréalisme, de « multiformes » et un après où dominent le gris et le noir. L’exposition Mark Rothko suit un parcours chronologique qui retrace les expériences du peintre pour atteindre « les émotions fondamentales ». De fait un substrat autant existentiel que philosophique.

Peindre les émotions fondamentales : ecce Rothko

Peindre les émotions fondamentales pour Mark Rothko signifie exprimer la tragédie humaine. Rothko lui même parlait à l’acteur et réalisateur John Huston de « l’éternité infinie de la mort ». Mort inhérente à la condition humaine (et animale) mais aussi à la violence des hommes. La violence tapie derrière le vernis de la civilisation. Il y a du Freud chez Rothko comme il y a du Nietzsche.

Le tragédie grecque trouve son origine dans une rupture de l’harmonie du cosmos. Derrière le tragique de Rothko, les horreurs de la Shoah mais aussi un souvenir mis en avant par l’historien de l’art Riccardo Venturi. « Il y a un souvenir qui relie l’enfance de Marcus Rotkowitz à sa peinture. C’est un souvenir que raconte l’ami peintre Alfred Jansen : « Les cosaques prirent les juifs de leur village et les emportèrent dans la forêt où ils durent creuser une grande tombe. »(…) Rothko disait qu’il avait toujours été hanté par l’image de cette tombe. (…) ». Les masses colorées et leurs transparences, signature du peindre, seraient-elles des tombes ? Le peintre évoque aussi des temples. À voir donc …

Rothko de la Russie aux rectangles

Mark Rothko en 1961

Rothko est né Marcus Rotkowitz le 25 septembre 1903 d’un père pharmacien à Dvinsk, en Russie (aujourd’hui Daugavpils en Lettonie). Il étudie le Talmud avant de partir aux États-Unis à l’âge de 10 ans. Il passe par Yale puis se confronte à l’école de la vie et découvre la peinture. En 1938 il obtient la nationalité américaine et américanise son nom deux ans plus tard. Au tournant des années 50 il invente sa propre esthétique, avec des rectangles colorés flottants l’un sur l’autre.

Les périodes : des scènes de métro aux « gris Giaciometti »

Mark Rothko – autoportrait 1936

À l’entrée de l’exposition un autoportrait troublant. Le regard, sens dominant dans nos civilisations, est caché par des lunettes. Ou bien en passant très vite les yeux semblent noirs, enfoncés dans leurs orbites, disparus dans un abime intérieur. Un magmas que l’on peut imaginer à la fois bouillonnant et très concentré.

Mark Rothko – Underground Fantasy 1940

Ce tableau tout en concentration est accroché face au mur où l’on peut notamment regarder les scènes de métro new-yorkais des années 30. Là où des personnages aux lignes effilées semblent unis à l’architecture. On pense au lien futur entre Rothko et Giacometti. Mais les références du peintre s’appellent Milton Aveyron et Henri Matisse. Suzanne Pagé directrice artistique et co-commissaire rappelle que Rothko « éprouve une grande fascination pour un tableau de Matisse, L’Atelier rouge ». Dans cette peinture de 1911 Matisse peint, dans un rouge foncé, des tableaux, un verre, un fauteuil, une commode. Ce rouge secoue l’Américain. Il aura une influence déterminante. Plus tard.

Car Mark Rothko passe par une phase surréaliste. Durant la deuxième guerre mondiale son répertoire s’inspire des mythes antiques, convoquant notamment Eschyle, pour exprimer la guerre, le tragique humain et la dureté de l’époque. Les héros sont hybrides et/ou déchiquetés. Ses toiles évoquent la guerre de Troie dans une approche théâtrale car Rothko aimait le théâtre.

On dit un Rothko

Mark Rothko No 21, 1949 Adagp Paris 2023

Ensuite c’est l’entrée dans l’abstraction. Un tournant. Rothko adopte une nouvelle manière de peindre. Des formes géométriques avec des superpositions de couleurs et des transparences. Nom : Les multiformes. L’amorce d’un style. Plus tard on dira un Rothko.

Mark Rothko No 14 1960 Adagp Paris 2023

Dans les années 50 le nombre de modules diminue de plus en plus et s’organise en formes rectangulaires. Le rythme varie du binaire ou ternaire. Les tons chauds (jaunes, rouges, ocre, orange) en côtoient de plus froids (bleus, blancs).

Enfin les années 60 voient la palette de couleurs s’assombrir avec des accords noir, rouge bleu. Les couleurs avancent et reculent, jouent les unes avec les autres.

Mark Rothko – Gray and Black et Alberto Giacometti – Grande femme

L’exposition s’achève dans la plus haute salle du bâtiment de Frank Gehry sur la série des Black and Grey de 1969-1970. Ils sont scénographiés en regard des grandes figures d’Alberto Giacometti : Grande Femme, L’homme qui marche. Il s’agissait de créer « un environnement proche de ce que Rothko avait imaginé pour répondre à une commande de l’UNESCO restée sans lendemain ».

Les commissaires écartent l’hypothèse de couleurs reflétant la dépression du peintre. Un mal qui l’a conduit au suicide en 1970. Car la couleur est présente dans les dernières œuvres notamment une variation violet-rouge presque symétrique.

Émotions en cubes, en couleurs et en partition musicale

Mark Rothko arrête de peindre à la fin des années 30. Il estime avoir échoué à représenter la figure humaine sans la mutiler ». Il décide d’écrire sur la peinture. Le résultat est un essai : « The Artist’s Reality ». Le manuscrit sera découvert dans son atelier en 1988, soit 18 ans après sa mort.

Le peintre est un grand lecteur de Nietzsche mais aussi de Shakespeare, des auteurs grecs et de poésie. Il aime par ailleurs la musique. Rothko disait que ces tableaux étaient des partitions et qu’il voulait faire de la peinture quelque d’aussi intense que la musique et la poésie. L’émotion toujours. Mais parfois un sentiment d’échec à réparer le monde, à surmonter la souffrance par l’art comme le préconisaient les maîtres grecs.

L’exposition a aménagé un « corner » regroupant les livres et la musique qu’appréciaient le peintre près de sa biographie qui couvre un mur.

L’observateur à l’épreuve de la masse

Mark Rothko dans son atelier / années 60

Rothko voulait un rapport direct, immédiat à la sa peinture. Alors il élimina. Tout d’abord le cadre qui délimite un intérieur et un extérieur puis la baguette d’encadrement indice d’un quelque chose à étudier. Les titres disparaissent aussi au profit de chiffres et de noms de couleur. « Une peinture n’est pas la représentation d’une expérience. C’est l’expérience même ». Cette célèbre déclaration de mon père rend explicite non seulement la présence réelle de son travail mais aussi le rôle central de l’observateur dans le dessin de l’œuvre. L’art n’est pas une chose qui nous est dite, une histoire rapportée à propos de quelqu’un d’autre. C’est un processus dans lequel celui qui regarde s’engage pleinement » explique Christopher Rothko.

On se perd un peu dans la profusion de tableaux. L’engagement, le rapport direct devient rude. On a du mal à « être présent ». C’est le danger de toute rétrospective massive. Certes le public peut bénéficier de l’aide des médiateurs. Mais le mieux est encore de se laisser accrocher par un tableau comme on se laisse ensorceler par un son. Puis de s’asseoir devant une œuvre, de la fixer, de laisser l’imagination agir et nous mener parmi les reflets, les aspérités, les nuances. De s’engager dans une méditation au fond de la couleur. Ecce Rothko !

INFOS

Mark Rothko

Du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024

Fondation Louis Vuitton

8, Avenue du Mahatma Gandhi Bois de Boulogne, 75116 Paris

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