Supermarché des images au Jeu de Paume : art et économie
Supermarché des images au Jeu de Paume : art et économie. L’exposition interroge à travers 5 thématiques les enjeux environnementaux et humains de l’iconomie, cette nouvelle économie des images. Des images qui posent la question de la matérialité et de l’immatérialité, du visible et du caché. Abstrait ? Non très concret !
L’immersion est directe, frontale
Les images explosent sur les murs du Jeu de Paume.
C’est l’effet « Since you were born » d’Evan Roth. Dans son oeuvre l’artiste américain livre cash le contenu de la mémoire précisément cache de son ordinateur depuis la naissance de sa fille il y a 6 ans.
Le fantasme absolu des chasseurs de datas.
Mais surtout un déferlement de données qui témoigne de la démesure visuelle dans lequel nous baignons.
Chaque jour 3 milliards d’images circulent sur les réseaux sociaux. Comment les transporter, les stocker ? Quelles mutations du travail, quelles conséquences sur l’environnement entraînent ces nouveaux usages ?
Iconomie
« L’originalité de l’exposition réside justement dans le fait qu’elle s’intéresse à la nouvelle économie de l’image, l’iconomie(1) » explique Peter Szendy, commissaire général de l’événement et auteur du Supermarché du visible.
L’exposition s’organise en 5 sections : stock, matières premières, travail, valeurs, échanges. Un classement très économique qui regroupe 48 artistes et une soixantaine d’oeuvres d’art variées : photos, vidéos, installations etc.
Le parti pris pluridisciplinaire met également en regard créations ultra-contemporaines et modernes comme les diagrammes de Malevich stockant dans un cadre des images issues de l’histoire de l’art, l’Arlequin de Vasarely précurseur du pixel art, Klein, les frères Lumière et leur trottoir roulant, Eisenstein et son projet d’adaptation filmique du Capital de Marx.
Le fil rouge du Supermarché des images est le jeu entre ce qui apparaît (le phenomenom) et ce qui lui permet d’apparaître. Un jeu trouble aux combinaisons multiples.
« Chaque œuvre tisse deux perspectives. D’une part il s’agit de dire quelque chose de l’invisible : crypto monnaies, activité des traders, images du net. De l’autre, il convient de parler du visible caché comme les employés impliqués dans la production de cette matière première des réseaux sociaux et financiers » précise Peter Szendy.
Stockage et matières : une économie globale
Le commissaire philosophie navigue entre Bataille et Marx
L’économie globale de l’image passe d’abord par le stockage des datas.
Amazon d’Andreas Gansky montre les millions d’articles en attente dans un entrepôt du géant du net. La cascade de 20 000 négatifs d’Ana Vitoria Nussi évoque la soif de peopolisation qui ruisselle des élites vers les masses.
De son côté, Géraldine Juàrez stocke des moulages en glace de K7, casque audio, carotte de forage dans un congélateur. « La glace en elle-même est chargée de sens puisque le monde en en train de fondre » estime la créatrice « Le congélateur met l’accent sur l’énergie donc sur les problèmes environnementaux inhérents au stockage« .
Car la globalisation de l’iconomie questionne également les matières premières. L’exposition passe du plus épais, du plus visqueux (la sculpture du bidon de pétrole Yess d’Andreî Nolodkin ou le bidon d’huile Shell plongée dans le mazout de Minerva Cuevas) au plus éthérée (le moment d’agencement des pixels d’une image numérique – Addressability de Jeff Guess par exemple).
Mais cette apparente immatérialité est tributaire de matières comme le pétrole ou les tuyaux sous marins bien réels qui transportent les datas d’un continent à l’autre.
Travail et valeurs : emprunts à Marx
Samuel Biancini présente une création autour de la main invisible du marché en référence au libéralisme d’Adam Smith. Déjà sélectionnée lors de l’exposition 1,2,3 datas à la Fondation EDF (voir notre reportage vidéo https://finelife.tv/fr/2018/09/29/123-data-donnees-art-et-decryptage/ ) cette oeuvre plonge dans le trading haute fréquence.
Et quand les traders sont partis Emma Charles rend visible le petit peuple caché des nettoyeurs (After le Bell).
« Le travail des producteurs d’images est très documenté » note le commissaire Peter Szendy « Les autres intervenants de cette chaîne de production le sont beaucoup moins« . Certes mais reportages sur les forçats du clic se multiplient. Les Philippines fournissent un réservoir de main d’oeuvre bon marché. Dans l’exposition, on remarque la travailleuse d’une click farm de Manille scénographiée en Sainte-Lucie. Lauren Huret a aussi imaginé un grigri pour ces modérateurs du net : une Madone aux yeux crevés pour ne pas voir les horreurs que les « contrôleurs » philippins lisent et regardent sur les sites.
La dématérialisation touche l’argent qui devient de plus en plus invisible et insaisissable L’étape ultime étant le codage dans les blockchains.
Le Supermarché des images croise ici concrètement art et économie. Un billet de 1 dollar est mis en abîme entre deux miroirs pour symboliser la quintessence de la spéculation. Une installation de billets de banques hors d’usage met le doigt sur la dégradation de l’image physique des valeurs au profit du digital. Twenty red lights les photos de Max de Esteban sur des lieux d’échanges abandonnés sonnent comme une mise en garde. Sans responsabilité sociale les algorithmes risquent de remplacer les hommes.
Les images vues ou echangées seulement par les machines dans le cadre du trading haute fréquence notamment participent de cette inquiétude. C’est tout un pan des échanges qui échappe à l’humain.
Echanges ; vitesse, trading, piratage
L’exploration iconomique s’achève justement avec les échanges.
Des échanges à l’obsolescence programmée ? L’obsolescence, fruit du capitalisme et de la surconsommation, est réinterprétée par Martin Le Chevalier sur le mode du détournement. Les Obsolescence Heroes sont des icônes du libéralisme qui peuvent disparaître en s’enflammant à un moment imprévisible.
« Cette section parle du rythme d’évolution des images et de leurs échanges. Très lentement au début comme dans la vidéo de William Kendridge pour arriver à une vitesse folle avec les micro secondes du trading haute fréquence » commente le commissaire Peter Szendy. The pirate cinema de Disnovation.org donne le tournis. L’installation montre à vitesse réelle le piratage mondial de films. « Des milliers d’images passent de programmes en PC. The pirate cinema est la dernière oeuvre de l’exposition. Elle répond à la première, » Since she were born » d’Evan Roth » conclue Peter Szendy.
Le supermarché des images est une exposition exigeante. Il faut passer du temps devant les oeuvres. Contrairement à ce que laisse penser le foisonnement initial, les créations remplissent la « mission » qui leur a été confiée dans chaque section.
On s’interroge toutefois sur le profil de l’artiste que l’exposition peut véhiculer. Avec la multiplication des outils digitaux et des problématiques liées à la numérisation le créateur devra-t-il aussi être programmeur ou ingénieur réseau ?
Surtout, on sort de l’exposition avec une conscience « augmentée ». La conviction de l’urgence d’un usage plus parcimonieux du clic et des réseaux sociaux. Mais le peut-on et surtout le veut-on ?
(1) mot valise formé avec icône (image) et économie
Léonore Cottrant
Crédit photos : FineLife TV et Jeu de Paume
Le Jeu de Paume débute mi-juin des travaux qui vont entraîner une fermeture complète jusqu’au printemps 2021. En conséquence l’exposition « Le supermarché des images » n’a donc pas rouvert au public après le confinement.
Toutefois le musée propose une visite virtuelle immersive qui vous transportera au cœur des espaces.
Supermarché des images au Jeu de Paume : art et économie
Le supermarché des images
Musée du Jeu de paume
http://www.jeudepaume.org
http://www.jeudepaume.org/?page=article&idArt=3288
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