Dolorès ou le ventre des chiens polar féministe
Dolorès ou le ventre des chiens polar féministe où Alexandre Civico dessine une nébuleuse de violences autour du patriarcat et de l’avidité des hommes. De la soif de pouvoir à celle de la gloire. Au centre du thriller un jeu de dupes et un dénouement en forme de grosse surprise.
Du consentement au féminicide en passant par les écarts de salaire, le féminisme est au cœur des enjeux contemporains. Le « Metoo français » vient de nouveau de braquer les projecteurs sur l’exploitation du corps des femmes. Lors de la récente cérémonie des Césars, l’actrice Judith Godrèche a évoqué un art qui serait utilisé pour un trafic de jeunes filles.
Dolorès Leal Mayor, le personnage principal du roman d’Alexandre Civico, n’est pas une jeune fille. Ni d’ailleurs une activiste ou une star. Mais elle incarne, sans le revendiquer ni le vouloir, les violences faites aux femmes. La quadra regarde les hommes la regarder. Ils voient « Méduse, ou Circé, ou les sirènes de l’Odyssée. Bref, une salope (…) qui n’est pas belle, mais a cette petite vulgarité qui titille la prostate des hommes ». Dolorès se tait et agit. De manière radicale, définitive et gore.
Le roman s’ouvre sur l’arrestation. Une porte s’enfonce, des brodequins avancent, des voix claquent. La traque s’achève. Dolorès est muette et immobile. « J’étais assise dans cette marre humide et rouge, collante. Je continuais à caresser doucement sa tête, comme une mère qui ne pourrait se détacher de son enfant mort-né. » Auparavant elle a commis une dizaine de meurtres. Toujours le même profil : des hommes blancs, entre deux âges, cadres ou petits patrons. Et un modus operandi similaire : salon, restaurant, sexe, meurtre.
Le ventre replet de capitalisme
Mais Dolorès n’est pas vraiment un serial killer. Elle s’adapte.
Tout commence quand, au chômage, elle accepte un poste d’hôtesse de salon professionnel. Elle observe le désir des hommes, sa lourdeur et son mépris.
« Il m’a emmenée dans un restaurant faussement chic, pas par radinerie, simplement parce que je ne valais pas plus, parce qu’une fille comme moi n’aurait pas su apprécier le vrai luxe (…). Le dîner a été gentiment médiocre à tous points de vue. Conversation, nourriture, vin, décor (…). La suite lui apparaissait comme une évidence. Il allait me baiser, puisqu’il avait payé ».
Dolorès l’électrocute. Les autres auront droit à la lame. Dans le ventre.
« C’est du nombril qu’il parlait, de l’orifice de son gros ventre satisfait et engloutisseur de bouffe, engloutisseur de la transpiration des hommes et des femmes qu’il faisait travailler pour avoir le privilège d’arborer une pute comme moi, dans un restaurant sans étoiles ».
Le ventre reflet, de préférence avec gilet et montre gousset, était signe de richesse au 19e siècle. Aujourd’hui il faut plutôt être svelte, montrer que l’on a les moyens de prendre soin de soi. Mais Dolorès n’observe pas encore ces préoccupations chez les clients des salons automobiles et consorts. Le ventre reste une valeur à afficher. Pour l’auteur ce ventre c’est celui des chiens. Une insulte très ancienne qui peut même désigner un ennemi à éliminer. Ici l’insulte vise indéniablement un ennemi de classe et de genre.
Polar féministe et transclasse
Les classes, il en est aussi question avec Antoine Petit, le psychiatre qui doit établir le profil mental de la meurtrière exfiltrée dans une prison des Alpes afin de déjouer les manifestations de soutien. Dans l’Hexagone les filles commencent à tuer.
Antoine est transclasse. Il a fait des études qui lui ouvrent un avenir cossu, fréquente la conciliante Zélie et ses amis très chics. Tout devrait donc aller pour le mieux. Mais non. Antoine cumule les addictions et enchaîne les plongées aux enfers. Quête de sens, sentiment de décalage et plus tard peut-être la culpabilité d’être un traître de classe.
Dans « Dolorès ou le ventre des chiens », Alexandre Civico orchestre un choc des esthétiques et des milieux. Antoine Petit est beau. D’une beauté lisse, parfaitement symétrique, classieuse. Celle que l’on peut voir chez certains héritiers. Dolorès, qui elle se décrit avec une belle touche de vulgarité, celle que l’on prête parfois aux milieux populaires, ne l’épargne pas. « En tout cas, vous avez un nom trop médiocre pour posséder un tel visage ».
La meurtrière souligne le paradoxe du psy. Les entretiens relèvent de la joute, du défi, entrainent dilemmes et introspections. Afin d’éviter de faire de Dolorès une héroïne de la cause des femmes, on demande à Antoine de la juger irresponsable de ses actes. Irresponsable elle ne l’est pas, pas plus qu’héroïne.
La question de l’héroïsme
Certes, Dolorès Leal Mayor est petite fille de « héros ». Son grand-père est un réfugié politique espagnol. Son héritage est anti-franquiste. L’occasion pour l’auteur d’évoquer les années sanglantes et la vie des exilés en France. Dans des taudis. Mais en fraternité apparente. Avec notamment un curé rouge, Pedro qui aidera Dolorès. Celle-ci intègre l’histoire et la chorée révolutionnaire mais ne s’engage pas. Elle cherche plutôt à se désengager de cette famille sordide. Mais pas devant Antoine Petit auquel elle sert le catéchisme révolutionnaire. Il sait d’ailleurs qu’elle n’y croit pas.
Alors une lutte répond-elle à une autre. Le féminisme radicale après la résistance au fascisme ? L’héroïsme doit-il se transmettre comme un flambeau ?
De fait Dolorès ne revendique rien. « Je n’ai pas été violée, je n’ai pas été abusé, je n’ai pas eu faim. Vous pensez qu’il faut avoir été violée pour porter le viol, abusée pour ressentir l’abus, avoir eu faim pour être assourdie par le cri de ventre creux ? »
Antoine Petit discerne quelque chose. Un mystère. Le dénouement révèlera d’autres violences. Intimes, secrètes, familiales.
« Dolorès ou le ventre des chiens » est un réquisitoire contre la violence systémique qui s’illustre notamment contre les femmes. Un thriller féministe qui ouvre toutes grandes les portes cachant les oppressions. Alexandre Civico fait ainsi vivre la prison, ses bruits, ses codes, ses désespérances. Le roman se lit vite avec parfois des agacements face aux clichés. Notamment les flics aux yeux bleus qui aiment rouler vite, le « Mali qui se lève tôt » pour saluer les Maliens premiers de corvée. Reste un titre qui colle à l’époque et une magistrale partie de jeu de dupes.
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Dolorès ou le ventre des chiens
Alexandre Civico
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