Zamir d’Hakan Günday livre une géopolitique des haines

Zamir d’Hakan Günday livre une géopolitique des haines et des corruptions des ONG à travers un bébé sans visage. Acide et ubuesque le roman résonne avec l’actualité. Notamment avec l’oppression des femmes et les nouvelles dérives des racismes.

Une bombe explose dans le camp de réfugiés d’al-Haman à la frontière turco-syrienne. Le visage d’un bébé de six semaines est déchiqueté. Enfant sans mère connue, Zamir est élevé par une ONG. Il devient, de tribune onusienne en dîner de gala, le visage de l’horreur des guerres. Et, en conséquence, un outil pour récolter des fonds. Un instrument à la performance radicale. Comme les shrapnels qui lui ont détruit le visage. Un poing sur les consciences. Une garantie également. En arabe Zamir signifie conscience ou intention véritable. Or, pour les finances des associations humanitaires l’éthique, la transparence sont essentielles. Plus tard il devient négociateur pour l’une des plus puissantes fondations mondiales pour la paix. En russe Zamir veut dire paix.

La paix bankable

Rien n’est exclu pour gagner quelques jours de paix. Car paix rime avec money, l’élixir de la Fondation pour la Première Paix mondiale, employeur du bébé devenu expert en négociation.

Hakan Günday cite John Lennon :

“Nous vendons la paix comme d’autres vendent des boissons ou du savon… Nous faisons la publicité de la paix comme d’autres font celle de la guerre”

Zamir fait preuve d’une imagination aussi retorse que débordante. Ses méthodes n’ont rien à envier à celles des services secrets. Manipulation, corruption, chantage, collusion avec mafias et industrie du porno.

On retient notamment le piège tendu à un dictateur africain. Zamir l’attire dans la campagne néerlandaise pour lui faire rencontrer un représentant des 10 familles qui dirigent le monde. Le dirigeant carbure à la théorie du complot et est flatté d’être distingué pour une rencontre secrète. Même dans le cadre improbable d’une ferme. Et avec un interlocuteur aux allures de dirigeant de la FNSEA. Dans un habile jeu de dupes, Zamir fait croire qu’une comète va frapper le territoire du dictateur qui doit donc s’allier avec son ennemi clanique au lieu de le détruire. De plus, par sécurité, il réalise une sex tape gay. La paix donc est sauvée grâce à la puissance des fake news et la pénalisation de l’homosexualité dans certains pays, notamment africains.

Ici, comme un peu partout dans le roman, Hakan Günday enrobe le drame de cocasse. Ses stagiaires jumeaux ont ainsi pour nom Sabra et Chatila, quartier et camp de réfugiés palestiniens cibles, en 1982, d’un massacre à Beyrouth.

Hakan Günday peint un monde de l’humanitaire aux méthodes borderlines. Mais ses acteurs ne le sont pas moins. Côté ego et côté éthique. Tout est permis pour la paix et ses dividendes. En devises ou en puissance égotique. Le mentor de Zamir se suicide. Il se prenait pour Dieu explique une autre divinité de la négociation de la Fondation pour la Première Paix mondiale.

Géopolitique des haines

Zamir, lui, est un mélange de cynisme et de désespoir. Toujours entre deux avions, il gère les urgences sur son portable. Zamir est un homme pressé. Par les événements et un questionnement existentiel. Et Hakan Günday, toujours dans un récit aigre-doux, note les absurdités des hommes. Notamment l’addiction aux nouveautés. La scène où des passagers dépassés courent après leur valise 2.O a une saveur de bonbon acide.

Une absurdité bien innocente apparemment face à celle des violences. Hakan Günday dessine une géopolitique de la haine. Avec toutefois un focus autour de la sphère turque. Ainsi l’auteur s’empare du “projet” de remigration de l’Afd, parti d’extrême droite allemand. Il en fait presque une nouvelle à part entière. Trépidante et tordue. S’y mêle des “résistants” turcs animant un parti aux pratiques terroristes et aux supports surprenants. La remigration peut entraîner une guerre. Or la paix est au dessus de tout. Qui alors finance les “résistants” dans l’ombre ?

Autre conflit chaud : Israël – Palestine (actuellement Netanyahou – Hamas). Des Palestiniens disparaissent. Impossible de les focaliser. Mais une bonne nouvelle pour le gouvernement proche des colons. Car ces disparitions libèrent de la place. L’explication est en fait sombre et souterraine. Hakan Günday pousse les logiques à leurs extrémités.

Ode aux femmes

Les haines touchent aussi et beaucoup les femmes. Avec Zamir, Hakan Günday esquisse un manifeste contre les oppressions. Car le bébé abandonné est le fils de Zerre, 15 ans, habitante d’un village proche du camp dé réfugiés d’al-Aman. Zerre abandonne son fils dans le camp pour lui assurer une vie meilleure. Ensuite elle règle ses comptes. Une rébellion sanglante contre le patriarcat. Hakan Günday décrit le quotidien effrayant de Zerre et d’autres femmes, parfois complices de croyances corrompues et de traditions meurtrières. Un récit intime, détaillé, déchirant. Avec l’absurde, toujours. Zerre habite à 600 mètres du camp. Mais elle et son bébé ne sont pas victimes de guerre. Enfin pas de la bonne guerre. La guerre contre les femmes est hors champ. Un champ à 600 mètres mais à des années lumières des critères officiels de la paix et de la sécurité.

Dystopie et utopie

L’action du roman se situe à l’aube du deuxième millénaire. Un temps propice aux peurs, aux prophéties, aux espoirs. Ce temps est aussi une ouverture vers la dystopie. Le monde de Zamir est proche du point de bascule car, de fait, tous les conflits ou presque existent et risquent de dégénérer en guerre mondiale. Dans ces conditions la paix relève-t-elle de l’utopie ou de la nécessité ?

Si Zamir est une une odyssée des violences et de leur absurdité, elle montre à travers une dystopie soft l’urgence d’un questionnement sur les moyens de la paix. Le tout avec le rythme d’un polar et les subtilités d’un roman de l’intime.

INFOS

Zamir

Hakan Günday

Éditions Gallimard

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