Roman Je vous dédie mon silence

Roman Je vous dédie mon silence le tourbillonnant testament littéraire, musicale et humaniste du prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa. Un hymne au métissage dans un Pérou menacé par le Sentier lumineux
Je vous dédie mon silence est le dernier roman de Mario Vargas Llosa(1936-2025). L’écrivain hispano-péruvien prévoyait un ultime ouvrage, un essai sur Sartre, mais la mort a été plus rapide. L’auteur de Conversation à La Cathédrale, de La Tante Julia et le Scribouillard ou encore de La Fête de bouc était le dernier géant du boom de la littérature latino américaine des années 60 incarnée notamment par Gabriel García Márquez et Carlos Fuentes. À son actif, une trentaine de livres, d’essais, de pièces de théâtre qui lui ont valu le prix Nobel de littérature en 2010 pour « sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées des résistances, révoltes, et défaites des individus ». Ou encore une place à Académie française en 2021.
De la fresque à l’intime, Mario Vargas Llosa a imposé un style qui emprunte aux expériences stylistiques d’un Faulkner, à la finesse psychologue d’un Balzac, au réalisme d’un Hugo, à la narration d’un Flaubert.
Un portrait fresque de la société péruvienne
Avec Je vous dédie mon silence Mario Garcia Losa poursuit son portrait de la société péruvienne. Il le fait à travers la quête d’un musicologue un brin loufoque et assez obsessionnel, Toño Azpilcueta. Ce fils d’immigré italien au nom basque est spécialiste de danses traditionnelles. De la valse en particulier et de la musique criolla (créole à l’origine et par extension folklorique) en général.
L’avenir semblait tout tracé pour l’étudiant qui devait reprendre la chaire de son directeur de thèse. Pas de chance. La chaire de folklore national péruvien a été supprimée faute d’élèves. Et Toño Azpilcueta a alors abandonné son projet sur les criollos, les crieurs publics de Lima qui chantaient les nouvelles comme les primeurs ou encore les gâteaux pour mieux les vendre. Depuis il vivote en écrivant dans la presse des échos sur les sommités et les espoirs de cette musique.
L’occasion pour Mario Garcia Losa de nous immerger dans les quartiers glauques de la capitale notamment les callejones, des anciennes demeures coloniales devenues des taudis où s’entassent les déshérités venus de l’ensemble du pays. C’est aussi le cœur de la fête, la janara, où l’on danse valse, marinera, zumacueca (danse afro-péruvienne). Un melting pot de rythmes où toutes couleurs infusent. Toño Azpilcueta y passe ses nuits pour écrire, le jour, ses chroniques. Mais un homme va changer sa vie.
Le miracle Lalo Molfino
Lalo Molfino, sa guitare et ses souliers vernis. « Il (Toño) avait l’impression d’être transpercé, que la musique entrait dans son corps et coulait dans ses veines (….) La musique avait magnétisé l’assistance entière au point que toute différence sociale, raciale, intellectuelle ou politique passait au second plan. Le patio était électrisé par une onde amicale, baignée de bonté et d’amour » p35-36. Et puis il y avait le silence. Un silence de corrida selon Mario Garcia Losa , grand amateur de tauromachie, mélange de respect et d’admiration pour le taureau qui va mourir. Un moment d’extase.
Toño Azpilcueta a alors une révélation. La musique criolla de Lalo Molfino porte le génie du peuple péruvien. Elle scelle l’identité du pays, un mélange de populations de différentes origines autour d’une musique métisse. Un peuple métis créant une musique métisse avec des instruments parfois de fortune comme une mâchoire d’âne. Le miracle Lalo Molfino est d’unir, de fédérer d’abord dans le silence puis dans la fête. Il incarne aussi une fierté nationale tout en contribuant à la culture universelle.
Le titre « Je vous dédie mon silence » parle du silence qui imprègne le concert, celui de la corrida mais aussi une phrase énigmatique de Lalo Molfino à une chanteuse célèbre qui l’éconduit. C’est la sidération devant un miracle, une révélation.
Mantra et narrateur obsessionnel
Toño Azpilcueta part à la recherche du guitariste aussi génial d’ombrageux et en fait le héros d’un livre à la gloire d’un Pérou métis uni par la musique criolla. La réconciliation est alors un enjeu brulant, le Sentier lumineux semant la terreur dans le pays. Même si on imagine assez mal les terroristes miraculeusement pacifiés par une valse. Une subite révélation du « nous sommes tous frères » entre deux accords. Mais Toño Azpilcueta décline l’idée tout au long de son livre. De manière de plus en plus fréquente, comme un mantra ou presque. L’idée a un coté obsessionnel. Comme son auteur dont la phobie des rats déclenchent des crises délirantes de démangeaisons. La découverte que Lalo Molfino a été abandonné à la naissance dans une décharge renforce d’ailleurs la charge émotionnelle.
Mario Vargas Llosa joue la carte du livre dans le livre. On suit donc Toño Azpilcueta, l’écrivain, ses goûts et les délires, sa vie de famille et ses amours transies. Et, par ailleurs, la construction du livre de l’enquête de terrain aux recherches documentaires en passant par les hypothèses, les enthousiasmes, les affres de l’inachèvement.
Le livre de Toño Azpilcueta est un succès. Mais l’auteur reste sur sa faim. Il va donc au fil des rééditions ajouter les éléments qu’il juge constitutifs de l’identité du Pérou. En particulier la langue, l’espagnol, et la religion, le christianisme. Au risque de perdre lecteurs et réputation.
L’érudition au service de la saga
Mario Vargas Llosa, comme son personnage, Toño Azpilcueta, était amateur de folklore et de culture populaire. Il s’est sans doute régalé avec la valse des noms de danses, de plats et de desserts qui d’ailleurs casse un peu le rythme avec les allers-retours entre le texte et le glossaire.
Reste que Je vous dédie mon silence est du grand Mario Vargas Llosa. Un bijou d’érudition qui ouvre des espaces, joue avec les imaginaires, plonge dans l’histoire tourmentée du pays et la vie houleuse des hommes, une quête humaniste assez inattendue d’ailleurs chez un écrivain finalement proche de l’extrême droite. Avec Je vous dédie mon silence la voix du géant des mots n’est pas près de s’éteindre.
Léonore Cottrant
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